Entre 1949 et 1964, un bac circulait entre Kleinblittersdorf et Grosbliderstroff.
Avec la traversée en bac de la Sarre, c’est une vieille tradition qui réapparut, après la seconde guerre mondiale, car le premier ouvrage, un pont en pierre avec arches construit en 1880, avait été détruit pendant les hostilités de même que les ponts de secours en bois qui avaient suivi. Pendant trois ans, de 1949 à 1952, la Lorraine fut responsable de la circulation du bac puis c’est le côté allemand qui prit en charge ce service.
Anna BÄHR (1905-1979), dont le nom était pratiquement connu par tous les habitants des deux rives de la Sarre, était, en quelque sorte, comme une institution locale.
Anna, qui était issue d’une famille paysanne d’Auersmacher, opta pour un métier particulier.
Bien que ne sachant pas nager, elle devint, en 1952, passeur sur la Sarre entre le village sarrois de Kleinblittersdorf et le village lorrain de Grosbliederstroff.
Elle dut, à certains moments de la journée, faire traverser en sécurité jusqu’à 500 personnes (même jusqu’à 700 lors de manifestations spéciales comme les kermesses).
Après avoir passé "un petit examen", comme s’en souvient son fils Günter BÄHR (né en 1938), Anna BÄHR prit en charge ce travail, pour lequel elle n’eut à payer qu’un bail minuscule.
Après expiration de la durée du bail, elle continua ce travail, sans qu’on le lui demande, car tous les usagers en étaient très satisfaits.
Le bac avait été mis à sa disposition par le service de la navigation de Sarrebruck ainsi que certains matériels importants en cas d’urgence, notamment des bouées de sauvetage et des rames, mais il n’y eut pratiquement jamais d’incidents.
Günter BÄHR raconte que, pendant toutes ces années, on ne recensa que deux occasions ou l’on cria "un homme par-dessus bord". La première fois c’est un homme "fatigué de la vie" qui se jeta à l’eau et qui fut repêché par le jeune Bähr et la deuxième fois, la personne concernée en était, elle aussi, ressortie indemne.
Lors de son premier jour de travail, Anna fit traverser 140 personnes, ce qui était tout de même étonnant car le bac se trouvait, à ce moment là, très à l’écart, dans les environs de la tuilerie.
Quand, vers la fin de l’année 1952, la construction d’une passerelle au dessus du canal, longeant la Sarre du côté français, fut achevée, on déplaça le bac en face de la gare de Kleinblittersdorf, rendant la traversée plus aisée.
L’augmentation du nombre de passagers, liée à ce transfert, obligea Anna BÄHR a instaurer des horaires de traversée (auparavant elle était sollicitée, selon les besoins, en appelant "Anna fait nous traverser"). Une traversée avait lieu tous les quarts d’heure, de 4h45 du matin (officiellement à partir de 6 heures) jusque tard le soir vers 23h15, tous les jours, quel que soit le vent et le temps, sans jour de repos et sans vacances.
Günter BÄHR raconte : "Ma mère, ne se trouvait près du bac qu’à 6 heures du matin. Les mineurs sarrois, qui voulaient se rendre en Lorraine, et les français qui étaient en chemin vers les forges Halberg, effectuaient eux-mêmes les premières traversées. Lorsqu’on avait un tant soit peu dégourdi, on arrivait, sans problème, à manœuvrer le bac pour le faire traverser de l’autre côté de la Sarre. Le soir, ma mère avait une très longue journée derrière elle car le dernier bus ramenant les mineurs arrivait à 23h15."
Le bac de 12 mètres de long accueillait jusqu’à 25 personnes avec 18 places assises, la traversée de la rivière qui faisait, à cet endroit, 50 mètres de large, durait entre 1 et 1 minute et demie.
C’était, en effet, un travail physique qu’une femme fragile n’aurait pas pu effectuer.
Mais Anna BÄHR, était d’une robuste constitution qui lui permettait de tirer le bac vers l’autre rive, à l’aide d’un câble en acier tendu au dessus de la Sarre, à la seule force de ses bras, sans aucune aide technique supplémentaire.
Lors des inondations, lorsque le courant était très fort, elle devait, dans la mesure du possible, placer le bac en position oblique afin de n’offrir aucune résistance aux flots.
Au début, Anna BÄHR habitait, avec sa famille (son mari étant décédé en 1953), à l’embarcadère de Kleinblittersdorf.
Mais son activité indépendante était si lucrative qu’elle put dès 1953/54 s’installer dans sa propre maison au même endroit (maison qui fut détruite du fait de la réalisation de la voie de contournement de Kleinblittersdorf).
Pour un aller simple, il fallait d’abord payer dix anciens Francs, puis 10 Centimes ou à défaut 10 Pfennig par personne. En plus des travailleurs (mineurs, métallurgistes, employés de la centrale thermique de Grosbliederstroff, représentant déjà à eux seuls environ 100 personnes), qui comptaient parmi les clients d’Anna BÄHR, il y avait aussi, tout d’abord, les "accros des bonnes affaires" et, naturellement, tous les Lorrains qui voulaient prendre le train à Kleinblittersdorf.
Il ne faut pas oublier le cinéma "Im Dom" de Kleinblittersdorf qui, à l’époque, était une attraction et qui attirait bon nombre de français sur l’autre rive de la Sarre.
Günter BÄHR raconte : "J’accrochais des affiches cinématographiques à Grosbliederstroff. Cela ramenait au propriétaire du cinéma, Karl SCHÄFER, tellement de spectateurs supplémentaires qu’il me permettait de voir les films gratuitement".
Si cela n’avait tenu qu’à Anna BÄHR, elle aurait surement continué son activité au delà de 1964.
Mais, du fait de l’amélioration constante des relations franco-allemandes, l’idée d’un pont sur la Sarre germa à nouveau dans la sphère politique. Bien qu’un projet d’une liaison routière fût prévu à une centaine de mètres en aval, un pont piétonnier au dessus de la Sarre, juste à côté de l’embarcadère existant, fut inauguré le 5 août 1964, en présence du Ministre de l’Intérieur Sarrois de l’époque, M. SCHNUR. La "Saarbrücker Zeitung" relatait à l’époque qu’Anna BÄHR, dans le cadre des festivités, effectua sa dernière traversée sur un bac orné de banderoles. Günter BÄHR croit se souvenir que la traversée en bac ne s’arrêta effectivement qu’en 1965.
Ainsi, le nouveau pont, qui était en fait l’ancien "Saarbrücker Kummersteg"(un pont en arc d’environ quatre mètres de large, construit en 1948 en remplacement de la "Dudweilerbrücke" détruite pendant la guerre et qui, comme la "Heinrich-Heine-Brücke" était devenue superflue), rendit le trafic d’un bac obsolète.